Arnaud Blanchard a commencé à présenter ses travaux lors de la Journée Jeunes chercheurs de l'Association Française de Sciences Sociales des Religions - AFSR le 16 juin 2003 à l'Institut de Recherches sur les Sociétés COntemporaines - IRESCO, 59 rue Pouchet 75017 Paris en salle 124. Cette journée s'intitulait La prise en compte de la dimension historique sur le terrain et dans le travail d'écriture - Mémoire et Histoire.

 

Étaient présents Philippe BARBEY (AFSR), Arnaud BLANCHARD (ENS-Cachan), Martine COHEN (AFSR), Nicolas DE BREMONT D’ARS (CEIFR), Erwan DIANTEIL (EHESS), Bruno DURIEZ (AFSR), Rita HERMON-BELOT (CEIFR), Sophie NIZARD (CEIFR), [Catherine PARADEISE (ENS-Cachan), invitée, directrice de thèse de A. Blanchard, était absente].

 

Sophie NIZARD introduit la journée d’étude. Il s’agit d ‘appréhender les rapports des sciences sociales des religions avec l’histoire tant du point de vue holistique (quelles sources, quelles archives, la question du témoignage) que du point de vue épistémologique (sociologie/histoire). Faut-il réintégrer l’émotion dans les sciences humaines ? (Farge, Ricqueur) Y-a-t’il une véritable coupure entre sociologie et histoire (Durkheim, Comte, Tocqueville, Weber) ? Quelle définition d’une sociologie de la mémoire religieuse ? Quels fondements historiques d’un mouvement récent consistant à retracer l’histoire d’un mouvement religieux à travers sa culture matérielle comme c’est le cas pour les Témoins de Jéhovah?

 

Arnaud BLANCHARD explique sa thèse : retracer l’histoire d’un mouvement, en l’occurrence les Témoins de Jéhovah, à partir de l’objet imprimé, leurs publications comme armature, lien social au sein des Témoins de Jéhovah. Le propos se déclinerait en trois temps : 1) notion d’imprimé utilisé, 2) historiographie, 3) temps importants des Témoins de Jéhovah liés à leur travail d’imprimerie.

 

Sur le premier point, Roger Chartier, sociologue de l’imprimé explique qu’il faut scinder l’imprimé (le mise en page, le format, etc.) et le texte (bien qu’indissociable de son support). Arnaud Blanchard fait passer dans le public pour exemple un Réveillez-vous ! (numéro du 08 décembre 2000) et une Tour de Garde (numéro du 1er février 2001). L’imprimé implique un auteur et un éditeur, les produits imprimés sont de différents types (tract, brochure, livre). Il nécessite aussi un réseau de distribution avec une trajectoire de l’imprimé et un parcours vers et dans un public. Selon Michel Lecerteau, le sens conféré par un lecteur a un imprimé est imprévisible, sa manière de lire conditionne sa marge de liberté. Les Témoins de Jéhovah impriment leurs ouvrages dans un centre.

 

Sur le second point et le troisième, l’historiographie des Témoins de Jéhovah, Arnaud Blanchard relève deux moments : 1870-1916, l’époque des Étudiants de la Bible et un second à partir de 1920. Durant la première période, les Étudiants de la Bible constitueraient un réseau mystique d’individus qui consultent Charles Russell. Selon Arnaud Blanchard, Charles Russell serait un patron de presse, il dirige La Tour de Garde dans laquelle il expose ses attentes millénaristes. Il s’inscrit dans la ligne des prédicateurs adventistes de 1830. A partir de 1920, on assisterait à une émergence et une consolidation du mouvement qui devient un groupement volontaire d’individus, une secte au sens wéberien. La secte (au sens sociologique) des Témoins de Jéhovah prend ce nom en 1931, elle serait une partie des Étudiants de la Bible.

 

De quelques milliers, les Témoins de Jéhovah sont passés aujourd’hui à plus de 6 millions. La secte décolle à partir des années 50. On assisterait donc à un basculement d’un réseau mystique vers une secte. L’imprimé y occuperait une place centrale et structurerait le lien entre les Témoins de Jéhovah.

 

La genèse des Étudiants de la Bible se situe chez Charles Russell (1852-1916), qui aurait été un patron de presse millénariste annonçant la fin des temps pour 1874 puis pour 1914. Il veut faire connaître la bible, crée la WTBTS, achète des droits pour diffuser à des prix bas. En 1879, il crée la Tour de Garde, périodique dans lequel il n’énoncerait pas de fond de croyances spécifiques mais mettrait simplement en discussion des interprétations bibliques. Le périodique est acheminé aux lecteurs par "vente directe" par le moyen de colporteurs, un "personnel" qui aurait été spécialisé et partiellement salarié. Ils considèrent leur démarchage comme une activité de prédication. Au début, les "circuits d’approvisionnement" sont précaires puisque la maison d’édition est dépendante des producteurs chez qui elle sous-traite l’impression. Les colporteurs tentent d’organiser des groupes de lecteurs. Ce travail des colporteurs aboutit, à partir de 1890, à la formation de classes administrées par un aîné élu. Les réunions consistent en prières et témoignages. On y utilise les imprimés de Russell mais aussi d’autres imprimés. Les classes se structurent progressivement autour d’une liturgie rudimentaire. On utilise beaucoup le "best-seller" de Russell intitulé Études des Écritures. Cependant, l’adhésion aux écrits de Russell est plus ou moins flottante. En 1916, Russell meurt et environ 50% des Étudiants de la Bible, d'après Arnaud Blanchard, quittent le mouvement entre 1917 et 1921 et se séparent de la maison d’édition. Un nouveau "directeur" est élu, Joseph Rutherford qui aurait procédé à une reconfiguration du mouvement. Dès 1920, Russell n’est plus réédité, la nouvelle direction serait donnée par Rutherford et ses fidèles. La maison d’édition serait désormais considérée comme un instrument de Dieu et à partir de 1938, elle serait désignée comme "théocratique". On aurait assisté, selon l'avis d'Arnaud Blanchard, à un durcissement, une bascule dans le mode 'secte', une diabolisation de la société, le refus de la croix. Les Témoins de Jéhovah seraient encouragés à refuser le service militaire. Le contexte d’urgence millénariste (principe d’alarme) aurait obligé à se préparer à la venue du Christ en diffusant massivement ce message particulier. Il aurait donc fallu aménager la filière de production d’imprimés.

 

Pour synthétiser son intervention (environ 30 minutes), Arnaud Blanchard se résume ainsi : Les Témoins de Jéhovah auraient basculé du réseau mystique vers la secte. Ils auraient donné à l’imprimé un sens particulier et en auraient attendu des effets par la manipulation de son utilisation. Sa thèse est que les Témoins de Jéhovah auraient éclos à partir d’une maison d’édition.

 

A l’issue de cette présentation, il y a une partie de questions/réponses à Arnaud Blanchard (AB).

- Les Témoins de Jéhovah gardent-ils leur mémoire interne depuis 1930 ?

AB : Les Témoins de Jéhovah publient leur mémoire depuis seulement 10 ans dans un ouvrage d’histoire qu’ils ont rédigé.

- Y-a t’il des récits de conversion à partir de la lecture des textes des Témoins de Jéhovah ?

AB : Il y a peu de livres écrits par des Témoins de Jéhovah en exercice.

- Qu’est-ce que vous voulez montrer ?

AB : Les limites de la liberté du lecteur.

 

Philippe BARBEY (master 2 EPHE sur les Témoins de Jéhovah - 2001, auteur de Les Témoins de Jéhovah - Pour un christianisme original, L'Harmattan, 2003) rebondit sur les affirmations d'Arnaud Blanchard :

- Première remarque : L’imprimé chez les Témoins de Jéhovah découle de leurs recherches bibliques qu'ils veulent diffuser et non pas d'un désir de 'faire de l'argent'. Il s'agit clairement d'un mouvement religieux et non pas commercial.

- Deuxième remarque : Charles Russell n’a jamais été Patron de presse, il possédait une chaîne de vêtements pour hommes qu’il a d’ailleurs abandonnée pour se consacrer à l’étude biblique en compagnie de son père et de quelques amis. Son activité d'impression d'écrits bibliques l'a littéralement ruiné.

- Troisième remarque : La Tour de garde a affirmé dès le départ des points théologiques très importants comme l’unitarisme, les Témoins de Jéhovah ne croient pas en la trinité mais se revendiquent fortement comme chrétiens à part entière.

 

Sophie NIZARD fait remarquer que cette dénomination refuse d’être qualifiée de secte, quel que soit le sens qu’on accorde à ce mot.

 

A l’issue de la présentation des travaux des autres jeunes chercheurs, Rita HERMON-BELOT repose la question du lien entre les sciences sociales des religions et l’histoire.

- En ce qui concerne Arnaud Blanchard, s’agit-il de faire une sorte de généalogie des Témoins de Jéhovah ? "Étudier un mouvement uniquement par ses sources internes est inacceptable au plan de la science historique. Quand vous dites qu’il ne faut pas considérer les archives des Témoins de Jéhovah comme de simples archives, les historiens font des bonds ! Vous parlez d’historiographie alors que votre travail ne présente que de simples charnières chronologiques. Les Témoins de Jéhovah seraient-ils un mouvement hors de l’histoire ? Voudriez-vous en faire une histoire hors de l’histoire ? N’oubliez pas la contextualisation. Le mouvement a pris la décision de retracer son histoire, c’est une décision qu’il faut accompagner."

- Rita Hermon-Belot commente ensuite les travaux des autres jeunes chercheurs. En général, elle les félicite pour l’excellence de leurs recherches. Elle conclue en reposant la question des modalités de la transposition du social au religieux, les moyens de médiation que cela suppose, partir du factuel vers le type idéal et revenir ensuite à l’événement lui-même, la spécificité du religieux.

 

Martine COHEN lance le débat en posant la question : Croyez-vous que les sociologues font un recours utilitaire à l’histoire ?

Les différents jeunes chercheurs peuvent ensuite répondre aux critiques qui leur sont faites.

 

Arnaud BLANCHARD dit qu’il accepte les réserves qui ont été faites sur son travail. Il redit que son but est de s’intéresser à l’objet imprimé à travers le récit d’un parcours. Il prétexte que la sociologie serait un genre historique particulier.

 

Rita HERMON-BELOT à Arnaud Blanchard : Ce n’est pas un genre historique particulier. Il faut tenir compte du contexte.

 

Erwan DIANTEIL à Arnaud Blanchard : Il faut que vous alliez voir les modes de lecture, le rapport entre ce qui est lu et ce qui est cru. Vous devez faire une enquête de terrain.

 

Après les discussions, Sophie NIZARD confirme qu'elle avait prévenu Arnaud BLANCHARD de la fragilité de son travail. "Il faudrait être un ethnologue bien naïf pour ne pas comprendre que l’étude de terrain est obligatoire pour un tel travail de doctorat."

 

COMMENTAIRES SUR CETTE JOURNÉE JEUNES CHERCHEURS :

Objectifs d'Arnaud BLANCHARD :

Ses deux axes sont les suivants :

- d’une part, il veut produire un bréviaire des méthodes permettant d’empêcher ou de retarder fortement l’implantation d'un lieu de culte des Témoins de Jéhovah en sonnant l’alarme autour d’eux;

- d’autre part, il allègue que Charles Russell aurait été un "grand patron de presse américain" qui aurait mis en place un "réseau de vente directe" animé par des colporteurs partiellement rémunérés pour diffuser son "best-seller", que Rutherford et "ses fidèles" auraient encore amplifié les "ventes" en conférant l’onction divine à leur maison d’édition et en aménageant la "filière de production" d’imprimés. La "secte" se résumerait donc à une maison d’édition qui vendrait ses imprimés. En outre, les Témoins de Jéhovah manipuleraient les lecteurs de leurs imprimés en manipulant les conditions de leur lecture.

Il faut souligner la manière dont Arnaud BLANCHARD a été sévèrement remis en place par les chercheurs présents et notamment par l’historienne intervenante qui a employée des mots forts tel que « inacceptable ». Les sociologues présents lui ont clairement expliqué que sans une sérieuse étude de terrain, son travail était irrecevable.