BITTER WINTER - Une revue pour la liberté religieuse et les droits humains

Mardi 13 avril 2021

Témoins de Jéhovah : Comment la décision de Gand pervertit l'idée de liberté

Par Massimo INTROVIGNE - Intervention au Colloque en ligne Témoins de Jéhovah, mise à l'écart, et liberté religieuse : La décision de la Cour de Gand, 9 avril 2021

https://bitterwinter.org/jehovahs-witnesses-how-the-ghent-decision-subverted-the-idea-of-liberty/

 

Déclarer que mettre à l'écart les "apostats" est un crime implique qu'il faut accepter l'idéologie selon laquelle soumettre sa liberté à une organisation est toujours suspicieux.

 

Quand tout a commencé : la première page du Discours sur la servitude volontaire.

La décision de Gand définit la pratique des Témoins de Jéhovah selon laquelle leurs membres doivent mettre à l'écart ou ostraciser ceux d'entre eux qui ont été excommuniés ou ont abandonné leur organisation comme étant illégale. C'est le point culminant d'un processus qui, si rien n'est fait, détruira la liberté religieuse et même la notion de liberté telle que nous la connaissons.

Essentiellement, les juges de Gand ont affirmé le principe selon lequel la liberté d’une organisation de s’autoréglementer comme elle le juge approprié est un droit moindre par rapport à la liberté de la personne au sein de l’organisation. Leur décision entraine également qu'une personne devrait jouir des mêmes libertés au sein de l’organisation que celles dont elle jouirait dans la société en général.

Il n'est pas exagéré de prétendre que cela bouleverse profondément les concepts de liberté que les sociétés démocratiques acceptent depuis des siècles. Beaucoup ont soutenu que la question fondamentale de la philosophie politique occidentale est de savoir pourquoi nous acceptons de céder une partie de notre liberté pour adhérer à une organisation. Ne serait-il pas mieux de rester libre ?

 

La question est très ancienne, elle a été souvent posée, souvent mal comprise. Vers 1550, Étienne de la Boétie (1530-1563), un jeune étudiant en droit, en proposait une formulation dans sa brochure Discours sur la servitude volontaire. La Boétie déclarait que c'est un grand mystère que les humains cèdent leur liberté aux dirigeants politiques, certains même à des tyrans, et que cela se produit volontairement. La coercition seule n’explique pas la soumission, car même le tyran le plus puissant ne serait pas capable de faire face au refus d’obéir par tous ou par la plupart de ses sujets. Il a conclu que cela fait probablement partie de la nature humaine, et n’a pas proposé de se rebeller contre les gouvernants.

 

Tony Noël (1845–1909), Monument à Étienne de La Boétie (1892), Sarlat-la-Canéda, Dordogne, France.

 

La Boétie mourut à l'âge de 32 ans sans avoir rien publié. Il laissa ses écrits à son grand ami et philosophe, Michel de Montaigne (1533-1592). Celui-ci décida de ne pas publier le Discours sur la servitude volontaire parce qu'il craignait qu'il soit mal interprété. Cependant, quelqu'un le publia clandestinement en 1577, et il est toujours réédité jusqu'à ce jour.

Montaigne avait raison. Le petit ouvrage a été effectivement mal interprété à travers les siècles. Des anarchistes et d'autres le comprennent comme la remise en cause de toute relation dans laquelle nous cédons une partie de notre liberté individuelle à une formation sociale, que ce soit la famille ou l’État.

 

En fait, une lecture attentive de La Boétie montre qu’il fait la distinction entre renoncer à notre liberté pour un tyran et renoncer à une partie de notre liberté pour quelqu'un en qui nous avons confiance, comme c'est le cas dans un courant de pensée philosophique ou dans le cadre d'une amitié. Pour lui, il y avait à la fois une mauvaise et une bonne servitude volontaire. D'ailleurs, c’est Platon qui avait inventé l’expression « servitude volontaire » (ethelodouleia, ἐθελοδουλεία) dans le Symposium, en référence à l’amitié, et qui l’avait utilisée dans un sens positif. Platon aurait appelé ethelodouleia la relation dans laquelle ses disciples étaient entrés avec lui au sein de son Académie, renonçant à une partie de leur liberté en tant que disciples envers leur maître.

 

L’une des raisons pour lesquelles La Boétie fait encore l’objet de discussions au XXIe siècle est l’interprétation radicale de sa servitude volontaire par le philosophe français Gilles Deleuze (1925-1995). Celui-ci a eu une influence considérable sur le postmodernisme, en particulier dans le livre Anti-Oedipe qu’il publie en 1972 avec le psychanalyste Félix Guattari (1930-1992). Un des arguments du livre est que toutes les formes de servitude volontaire dérivent des perversions de nos désirs, créées par une répression psychique dont les racines sont dans la nature même d’une société patriarcale, bourgeoise et capitaliste.

 

Gilles Deleuze (à gauche) avec Félix Guattari (photo Twitter).

 

Cela implique que, si nous voulons libérer nos désirs, nous devons éliminer toutes les formes de servitude volontaire. Vaste programme, comme le disait sarcastiquement le général de Gaulle, parce que la servitude volontaire, c'est-à-dire l'abandon volontaire d'une partie de notre liberté, est partout. Si je me marie, je renonce à ma liberté de coucher avec d’autres femmes ou d'autres hommes. Je pourrais le faire, mais il y aurait des conséquences.

 

Si j’adhère à un parti politique, je renonce à ma liberté de promouvoir un parti rival et je dois me soumettre à la discipline de mon parti. Si je veux jouer dans une équipe de sport professionnel, je dois me soumettre à un certain nombre de règles très strictes. Comme La Boétie le savait avant Deleuze, faire partie de la société, de la citoyenneté ou de l’État implique de céder une partie de ma liberté. Et rejoindre une religion est aussi une forme de servitude volontaire parce que je sais que je vais devoir respecter un certain nombre de règles. Pour un chrétien, le mot « servitude » n’a rien de mauvais. En effet, Jésus a enseigné dans Marc 10, 43 que « quiconque veut devenir grand parmi vous doit devenir serviteur ».

 

Il y a autant d’interprétations de Deleuze que de disciples de Deleuze, mais une question intéressante est ce qu’un érudit a appelé sa « relation ambiguë » avec la démocratie. La Boétie savait, et Deleuze ne l'a pas nié, que peu importe le nombre de philosophes qui disent avec insistance que la servitude volontaire est une erreur, il y aura toujours un certain nombre d'humains qui ne les écouteront pas et continueront de céder une partie de leur liberté aux institutions qu'ils désirent rejoindre, la famille, un parti politique, ou encore les Témoins de Jéhovah.

Bien qu’il ait été soutenu que Deleuze avait personnellement « anticipé et résisté à une appropriation léniniste de sa théorie politique », certains de ses disciples ne l’ont pas fait. Et le philosophe français lui-même, avant de se suicider en 1995, lutta avec ce problème insoluble de savoir comment peut-on empêcher quelqu'un ou défendre à quelqu'un d'entrer dans une relation de servitude volontaire. La solution « léniniste » est que ces personnes devraient être empêchés par l’État de céder leur liberté aux autres. En d’autres termes, la servitude volontaire n’est pas abolie, mais son monopole est confié à l’État. Nous sommes invités à céder toute notre liberté à l’État, et l’État nous protégera de la tentation de céder notre liberté à quelqu’un d’autre. Pour savoir simplement comment cela fonctionne il suffit d'acheter un billet pour la Chine.

 

Les démocraties occidentales fonctionnent autrement. Elles demandent à leurs citoyens de céder une partie de leur liberté (pas toute leur liberté) à l’État. Et elles protègent le droit de leur citoyens de céder volontairement une partie de leur liberté aux institutions et aux organisations auxquelles ils désirent librement adhérer, que ce soit la famille, ou des associations, ou des religions de toutes sortes. Elles disent à leurs citoyens qu'ils ne peuvent pas céder certains droits fondamentaux, comme par exemple le droit à la vie ou à l'intégrité physique, pour faire court. Les démocraties modernes garantissent le droit de devenir une religieuse cloîtrée, et certaines religieuses cloîtrées entrent dans des formes de servitude volontaire où le nombre de libertés qu’elles cèdent est très important.

 

Les conventions internationales ajoutent des garanties spécifiques dans le domaine du religieux particulièrement. Pendant des décennies, les tribunaux des pays démocratiques ont jalousement protégé les limites dans lesquelles ils se donnent le droit d'émettre des réglementations. Par exemple, certains peuvent être en désaccord avec le fait que l’Église catholique n’ordonne pas les femmes au sacerdoce, ou refuse de bénir les mariages homosexuels. Cependant, les tribunaux ont jusqu’à présent protégé le droit de l’Église catholique d’organiser librement ses affaires intérieures. Les droits de ceux qui ne sont pas d’accord sont protégés par leur liberté de ne pas adhérer à l’Église catholique, de la quitter et de créer une Église différente, une Église qui ordonnerait les femmes et célébrerait les mariages homosexuels.

 

Ce principe a été très clairement et avec beaucoup de cohérence réaffirmé dans la jurisprudence internationale concernant les pratiques des Témoins de Jéhovah d'excommunication et de mise à l'écart. Les tribunaux de milieux juridiques très différents tels que ceux des États-Unis, du Canada, du Royaume-Uni, d'Allemagne, d'Italie et même de Belgique (avant l'arrêt de Gand), ont toujours conclu que personne n'est forcé de devenir Témoin de Jéhovah. Même ceux qui sont nés dans cette foi ne le deviennent pas automatiquement. Tout le monde est libre de partir et il n'y a pas d'obstacles juridiques à créer une nouvelle organisation différente. Mais, si l’on décide de se joindre aux Témoins de Jéhovah, on le fait en sachant à l’avance que certaines formes de comportement conduisent à être excommuniés. On sait aussi qu'abandonner ou quitter la congrégation a des conséquences, y compris certaines formes de mise à l'écart ou d'ostracisme. Ces personnes ne peuvent pas plaider l’ignorance, car les anciens s’assurent qu’ils comprennent les règles internes et la discipline avant d’être baptisés.

 

Les tenants des théories de l'approche postmoderniste (et post-Deleuze) de la servitude volontaire proclament que vous n'avez pas le droit de renoncer à votre liberté, et surtout envers une organisation religieuse, parce qu'ils n'apprécient pas les religions. C’est précisément cette idéologie qui a inspiré la décision de Gand. L’État paternaliste dit que c'est un crime que les Témoins de Jéhovah enseignent d'éviter certaines catégories d'ex-membres, parce qu'il sait mieux et décide que cela ne fait pas partie de la négociation normale de la renonciation à la liberté dans le cas où l'on rejoint une organisation religieuse.

 

Les conséquences sont considérables. En France, un groupe de sénateurs a proposé un amendement à la loi sur le "séparatisme" qui fait actuellement l'objet de discussions. Il punirait de cinq ans de réclusion ceux qui enseignent que l'apostasie est un crime. Ce n’est pas la même chose que de préconiser le recours à la violence contre les apostats, que l’amendement considère comme un crime différent et punit d’une peine d’emprisonnement de sept ans. Il s’agit de criminaliser l’apostasie en paroles seulement, même sans incitation à la violence. Soit dit en passant, le Code catholique du droit canonique en vigueur, au canon 1364, définit l’apostasie comme un crime.

 

Selon la même logique postmoderniste, un prêtre ou un autre chef religieux qui enseignerait qu'une femme est autorisée à éviter un mari qui l'aurait trompée et l'aurait quittée, commettrait également un crime. La question n'est pas de savoir si ce prêtre ou ce pasteur aurait raison ou tort de donner de telles instructions à ses fidèles, mais si cela devrait être sanctionné en tant que crime. Cela n'aurait pas de fin.

 

Ce dont nous sommes témoins dépasse largement la décision de Gand et les Témoins de Jéhovah. C’est une redéfinition perverse de la notion de liberté, qui nous est vendue sous la bannière du postmodernisme avant-gardiste mais qui repose en fait sur le vieux principe totalitaire selon lequel l’État sait mieux que nous si nos choix personnels sont bons ou mauvais pour notre liberté, et nous oblige à être libres selon sa propre notion idéologique de liberté.