RÉGIS DERICQUEBOURG

Religions de contrebande et sociologues de contrebande

Colloque Dynamiques religieuses et groupes minoritaires en France. Les minorités à l'épreuve des normes : autocompréhension, marginalité, visibilité.

Faculté de droit de Strasbourg, salle Alex Weill, 5ème étage,12-13 novembre 2012

Chez le sociologue Henri Desroche (1914-1994), l’expression « religion de contrebande » désigne les mouvements religieux  porteurs d’une contestation  socioreligieuse qui les met en conflit avec la société globale ou avec des instances de domination de la société. Par cet aspect protestataire, ils se différencient des Eglises établies globalement attestataires selon un des critères de distinction entre la secte et l’Eglise utilisé par Troeltsch. Henri Desroche l’évoque dans son ouvrage : Sociologies religieuses

 

Henri Desroche, également auteur d’une sociologie de l’espérance  consacrée aux millénarismes  et des Shakers américains est le pionnier français de l’étude des groupes religieux minoritaires. Il fut suivi en cela par Jean Séguy (auteur d’une thèse volumineuse sur les assemblées anabaptistes mennonites de France) qui s’intéressa aux sectes tout en se consacrant à des questions de sociologie théorique (la typologie wébérienne, la définition de la modernité) et à certains aspects du catholicisme dont il était un bon connaisseur. Quelques élèves, peu nombreux souhaitant étudier les dites sectes l’ont sollicité pour une direction de thèse. (...) Enfin, il y eut des élèves de Jean Paul Willaime comme Christian Euvrard (Mormonisme), de Michel Maffesoli comme Philippe Barbey (Les Témoins de Jéhovah), de Danielle Hervieu-Léger comme Sophie Hélène Trigeaud (Mormonisme), de Régis Dericquebourg comme Laurie Larvent (Le Mouvement Missionnaire Laïque en France).

 

Une minorité qui reflète l’aspect minoritaire de l’objet « secte » ?

On pourrait affirmer que la faiblesse numérique des chercheurs est normale puisqu’elle ne fait que refléter la faiblesse numérique des sectes en France. Mais l’argument est une fausse évidence car  ce type de corrélation ne va pas de soi.(...)

 

A défaut d’en donner la cause, on peut faire  des hypothèses. En premier lieu, il y a un hiatus entre l’emballement médiatique sur les sectes et l’opinion publique française.  Quelques sondages ont révélé une relative indifférence à la question sectaire chez les Français. Cela se vérifie par la quasi-absence de dons de particuliers aux associations de lutte contre les sectes. Les comptes régulièrement publiés par l’association « Cap pour la liberté de conscience » (qui les demande aux associations de lutte antisectes elles-mêmes) le prouvent. Les associations antisectes sont financées essentiellement par les ministères, les Conseils régionaux, les Conseils départementaux  ou les mairies. Pourtant, les dons à l’une de ces associations  sont déductibles des impôts comme tout don philanthropique. En second lieu, il y a sans doute un phénomène de proximité. Certes, il y a eu Guyana, Waco, le massacre de l’Ordre du Temple Solaire, le suicide de membres de la communauté Heaven’s Gate,  mais les Témoins de Jéhovah de la congrégation proche, les fidèles de l’assemblée évangélique de sa ville  ressemblent à leurs voisins et ils ne semblent pas une menace pour l’ordre public. En dehors de leurs activités religieuses, ils bricolent, ils jardinent, ils font des courses au supermarché, ils s’occupent de leurs enfants. Leur conduite de vie ne paraît pas inquiétante  dans le quartier.(...)

 

La dévalorisation sociale des groupes religieux minoritaires et des chercheurs sur ce terrain.

On en arrive donc à la dévalorisation sociale. Les groupes religieux minoritaires sont dévalorisés par différents acteurs sociaux. D’abord par ceux qui détiennent la parole légitime (les politiciens professionnels) ; ensuite par ceux qui usurpent la parole légitime au nom d’une lutte contre un danger pour la société et pour l’individu ; enfin, par les institutions de vérité qui croient avoir le « magister dixit » sur les sectes et l’interprétation du monde. Je citerai deux exemples : 1) les Eglises établies qui s’estiment menacées par la concurrence et qui agissent parfois par l’intermédiaire d’associations antisectes qu’elles ont contribuées à fonder et/ou qu’elles conseillent. 2) les obédiences maçonniques et leurs satellites.(...)

 

Le chercheur suspect

Celui qui étudie les groupes religieux minoritaires en affirmant qu’il travaille sur de la religion est suspect. On considère qu’il est à la solde des sectes pour contribuer à l’imposture. Scientifiquement, on considère qu’une thèse sociologique ou historique sur les grandes confessions ne doit pas comporter de jugements de valeur. Or, beaucoup de lecteurs de thèses sur les groupes religieux minoritaires reprochent l’absence de critiques. La prise de distance « ordinaire »  ne suffit pas. Il faut transgresser l’obligation de la neutralité axiologique. Parfois le reproche est fait par des personnes qui n’ont pas lu les thèses ou les articles.(...)

 

La suspicion est aussi institutionnelle. A l’université Charles De Gaulle-Lille 3 où j’enseigne, je n’ai pas eu le droit de diriger des thèses. Les arguments employés pour rejeter les projets de thèse (j’ai donc orienté Philippe Barbey vers Michel Maffesoli) défient la sociologie. De plus la thèse en question ne porte qu’indirectement sur le Jéhovisme puisque ce chercheur devenu aujourd’hui universitaire s’interrogeait sur un possible charisme de la conversion. Les Témoins très prosélytes lui paraissait donc être un bon terrain pour tester son hypothèse.(...) Finalement, quand on travaille sur les groupes religieux minoritaires et qu’on y prend plaisir, on est sûr de ne pas avoir beaucoup d’amis. Il faut donc accepter l’isolement.

 

Une association objective de solitaires

(...) Il faut donc accepter l’isolement et considérer que finalement, si on n’est pas un bien grand sociologue, les gens qui critiquent notre orientation de recherche sont encore moins grands et que finalement, c’est un peu dans l’ordre des chose puisqu’on vit dans un pays qui a massacré des Protestants et qui a livré des Juifs aux nazis avec un zèle surprenant.

 

Conclusion

Cet exposé m’a permis d’évoquer l’isolement que produit le choix d’un objet de recherche et de me comparer à Freud, ce qui est à la fois prétentieux et flatteur. Il y a peut-être d’autres points de rencontre avec le grand homme. Celui de se situer dans une discipline de contrebande. Freud avait une pratique de contrebande. Elle n’était pas située dans la médecine, ni dans  la psychologie. Pour une majorité de ses confrères et pour les philosophes de la conscience, elle était illégitime et fausse. Certains n’y voyaient qu’un charlatanisme. Pour les religieux, la psychanalyse était scandaleuse. Cela ressemble à la sociologie des groupes religieux minoritaires. Considérer ces derniers comme des formes sociales prises par la religion et tenter d’en faire une approche neutre et bienveillante est scandaleux. Nous faisons sans doute l’expérience d’une forme d’hérésie. La métapsychologie freudienne était une hérésie scientifique et philosophique. Les sociologues du phénomène religieux minoritaire s’occupent d’hérétiques dans une branche de la sociologie qui est devenue  hérétique. Nous sommes mal considérés. On nous « fait une réputation ». Ce n’est pas étonnant. Les hérétiques ne sont plus brûlés, on les grille. Toutefois, pour terminer sur une constatation optimiste, je dirai qu’il arrive que des loups solitaires s’acoquinent pour faire un mauvais coup ensemble, par exemple une journée d’étude sur leurs thèmes de recherche.

 

Régis Dericquebourg

Université Charles De Gaulle Lille 3

Observatoire européen des religions et de la laïcité.